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Le cas Plancoët

Le cas Plancoët


Par Jacques André, docteur en mathématiques et informatique, ancien directeur de recherche à l’Institut National de Recherche en Informatique et Automatique, centre de Rennes, où il s’est spécialisé dans la typographie digitale. Il a obtenu le DU Études celtiques à l’université Rennes 2 en 2019.



Typogramme actuel de la marque Plancoët. ©Groupe Ogeu.

‘Plancoët’ et non ‘Plancœ̈t’ comme on le voit depuis quelques petites années sur les bouteilles d’eau minérale. Ce digramme «œ» surmonté d’un tréma c’est sûrement très beau, ça a des allures créatives et ça doit même faire très breton pour les touristes, mais ça ne va pas. Explications…


Étymologie
En breton, le substantif français «bois» se dit ‘Koad’ (ou ‘Koed’ en vannetais) et vient du vieux breton ‘coit’ devenu en moyen breton ‘coet’ ou ‘koed’. Sa première apparition sous forme imprimée est celle du dictionnaire Catholicon de Lagadec (en 1499) sous la forme ‘Coat’. Dès le Moyen-Âge, ce mot a servi à créer de nombreux toponymes, mais sous la forme ancienne, ‘coat’ ou ‘coet’, ou sous des formes dérivées (et mutées) comme par exemple ‘hoët’, ‘c’hoat’, ‘couedic’, ‘goat’ ou ‘goed’.



Entrée ‘Coat’ du Catholicon de Lagadec, 1499. Bibliothèque de Rennes-Métropole.

C’est cette dernière racine que l’on retrouve pour la commune dont le nom breton est ‘Plangoed’ (en français ‘Plancoët’). ‘Plan’ viendrait selon les auteurs de ‘plaen’ (plat, «plain bois» ou «bois plan» indiquant alors un bois défriché, mis en culture) ou de ‘Plé’ (et indiquerait donc la paroisse du bois). On trouve les orthographes ‘Plancoit’ depuis 1179, ‘Plancoet’ depuis 1231, ‘Plankoet’ en 1389, ‘Plancouet’ en 1771, etc.


Carte géométrique de la province de Bretagne par Jean Ogée, 1771. BnF Gallica


Toponymie
Le problème de ces noms de lieux est que le breton a évolué, mais surtout que c’est l’État français qui a figé les formes écrites de ces toponymes, par les registres d’état civil (reprenant il est vrai ceux de baptêmes, de mariages et de décès des paroisses) et surtout lors des relevés du cadastre napoléonien (à partir de 1812), puis des cartes d’État-Major (de 1820 à 1866), et enfin par l’INSEE (Répertoires des hameaux, lieux-dits, écarts… de chaque département, vers 1950), avec beaucoup d’incompétence de la part des fonctionnaires menant à erreurs et aberrations. Finalement, ‘coët’ est une racine de nom de lieu francisée.

Aujourd’hui ‘coët’ n’est donc plus un mot breton. D’ailleurs en breton il n’y a ni consonne c (le son équivalent étant écrit k ; ch et c’h sont des «digrammes» indissolubles), ni tréma. Les noms de lieux ont échappé à la réforme de l’orthographe française en 1878 où on a remplacé le tréma sur le e par des accents aigus, graves ou circonflexes (‘poëte’ devenant par exemple ‘poète’ tandis que ‘poële’ donna ‘poêle’). Seuls des noms propres comme Noël et Joël ont gardé l’écriture avec tréma, ainsi donc que certains toponymes comme Coët!


Dictionnaire étymologique du breton d’Albert Deshayes, Label LN, 2003


Source Sassay
Revenons à notre eau. La source Sassay a été reconnue en 1928 comme eau minérale naturelle. Elle s’est d'abord vendue sous l‘appellation «Eau de table de Nazareth» aux curistes de la région de Dinard, puis elle a pris son essor commercial à partir des années 1950. Passée sous le contrôle du groupe Nestlé en 1992, elle a été revendue en janvier 2014 au Groupe Ogeu (Pyrénées) à qui l’on doit aussi l’eau francilienne Lutécia (sic). Pendant un siècle, ses affiches montrent un respect de l’orthographe Plancoët. On peut donc se demander pourquoi depuis 2020 environ les étiquettes portent la mention Plancœ̈t.



Lithographie de Henry Le Monnier (1927, coll. privée), Affiche de Jean Even (1955, coll. Bibliothèque Forney) et diverses publicités années 1950–1960 trouvées en ligne.


Évolution du logotype
Voyons quelques étapes, parmi d’autres, qui ont jalonné l’histoire graphique de la marque Plancoët et témoignent du glissement progressif vers un bretonnisme de plus en plus fantasmé, que confirme aussi la présence – sur les étiquettes récentes – des clichés habituels : Bretons en costume, vagues, phare, toits d’ardoises et autres mouettes emblématiques des côtes bretonnes, sans oublier le Gwenn-ha-Du et le triskèle.


Interprétation d’après l’étiquette de bouteille (année 1948) conservée au Musée de Bretagne.


Anonyme, 1989. Sans doute réalisé avec un catalogue de lettres transfert. Le tréma est fait à la main.


Dragon Rouge, 1991. Basé sur le caractère FF Angie dessiné par Jean François Porchez.


Années 2010, auteur inconnu.


Agence inconnue, vers 2020. Nouveau logotype de la marque.


L’auteur de cette dernière version (nous n’avons pas retrouvé le nom du graphiste ou de l’agence, mais ce signe fait partie d’une vaste refonte qui englobe l’image du groupe Ogeu et ses marques : Lutécia, Quézac…) pensait-il faire encore plus breton en compliquant encore un peu l’orthographe? Mais alors c’est complètement raté car en breton il n’y a ni «c» ni tréma, on l’a déjà dit, mais il n’y a pas non plus de «œ»…


Contresens typo
De toute façon, l’écriture «œ̈» n’a aucun sens. En effet le tréma (inventé par Dolet vers 1540 comme signe de séparation) sur une voyelle indique que celle-ci doit se prononcer indépendamment de celle qui la précède ; ‘aïeul’ se prononce ‘a-i-eul’ et non ‘ai-eul’, de même ‘coët’ se prononce ‘co-ète’. Au contraire, le digramme «œ» (qui remonte à l’écriture médiévale) est lui un signe d’union qui se prononce selon l’origine latine ou grecque des mots, et qui ici correspond au son «oa» qu’on retrouve dans ‘moelle’ ou ‘poêle’ (oui, je sais, on a tendance à prononcer aujourd’hui ‘moèle’ et ‘poèle’). On peut avoir envie de trouver une écriture collant d’avantage à une prononciation moderne mais déviée (comme ‘Plancouète’ ou ‘Planqueuëte’?). Mais sûrement pas en utilisant des signes de façon erronée, voire cocasse, en assemblant un signe de séparation et un signe d’union.



Trouvé sur le web, mais impossible de savoir qui l’a pondu.


Heu… ??
L’hypothèse que le graphiste a eu envie d’inventer une nouvelle écriture nous semble probable par le fait que l’on retrouve le même «œ̈» dans d’autres situations. D’abord pour cette marque d’œufs «Cocœ̈t» vue sur le web. Mais surtout pour cette île dont le nom breton est Edig et dont le nom officiel est Hœdic selon l’INSEE, mais lequel tolère Hoedic «pour des questions de disponibilité du œ sur nos claviers» (selon Melvan), tandis que beaucoup de gens l’écrivent plutôt Hoëdic (peut-être pour marquer, selon, la prononciation ‘eudic’ ou ‘édic’? celle ‘oédic’ étant réservée, dit-on dans le Ponant, aux bobos). Ce qui laisse pas mal de latitude aux graphistes, voyez plutôt sur ces affiches:



De gauche à droite, affiches proposées par ©Hortense, ©Turo Memories Studio, ©La Loutre.


Un problème cornélien
Dans une récente BD, Bruno Bazile assimile la prononciation du nom de ‘Hœdic’ au cri des mouettes et hésite entre ‘Ohëdic’, ‘Heüdic’, ‘Wœ̈udic’, et finalement son cœur balance pour ‘Hœ̈dic’ dont il fait même le titre de sa couverture.


Bazile, ‘Hœ̈̈dic!’, Éditions du Tiroir, 2022. Extrait de la page 11 et 1re de couverture.

En fait, dans ces deux cas (‘Plancœ̈t’ et ‘Hœ̈dic’) les auteurs inventent une écriture phonétique, dont on veut bien croire à l’utilité, mais en le faisant au détriment des usages et de conventions bien établies. Bien sûr, ces graphistes peuvent dire qu’il s’agit d’un logo et que, œuvre graphique, on peut faire ce que l’on veut. On ne dira rien en effet des lettres jointes LAN dans PLANCOËT: ce sont des ligatures purement esthétiques. En revanche, un logo sert à la communication et doit donc être lisible et compréhensible. Ce n’est pas vraiment le cas de ces deux Plancœ̈t et Hœ̈dic!


À suivre
Mais les graphistes sont un peu excusables; certaines formations au graphisme ne donnent, contrairement aux bonnes écoles, aucun rudiment sur l’écriture, la lisibilité, ni sur ce qu’on appelle dans le monde de l’édition, le code typographique*. Et le grand public de son côté est prêt à gober n’importe quoi au nom du droit à la création! Tout un chantier à ouvrir…

Jacques André




* Nous aussi devrions en prendre de la graine car il nous est impossible d’enrichir convenablement le texte de Jacques André, notre plateforme web ne permettant pas d’intégrer les italiques (ici les termes concernés sont mis entre ‘’) ni les espaces insécables (ce qui nous contraint à adopter les règles anglo-saxonnes). [N.D.L.R.]






Pour en savoir plus
• Albert Deshayes, ‘Dictionnaire des noms de lieux bretons’, Le Chasse-Marée/ArMen, 1999.
• F. Falc’hun , «Autour de l’orthographe bretonne»,  Annales de Bretagne, Tome 60, numéro 1, 1953. p. 48–77. À lire sur Persée
• Pierre Trépos, «La Notation des toponymes bretons», Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1953  tome 60, numéro 1  p. 200–212. À lire sur Persée
• Yann Rivallain, «Plancoët : aux sources de l’eau minérale bretonne», ArMen numéro 156, janvier-février 2007, p. 28–33.
• Articles Wikipédia à consulter : Œ, Tréma, Hœdic, Plancoët